Alexandre ROMANÈS
Un peuple de promeneurs
Délia :
"La télévision est bizarre : elle nous parle toujours du Pape, et jamais du Christ."
Je suis souvent dans la lune. Il m'arrive de quitter la pompe à essence ou le restaurant sans payer. Comment expliquer, quand on est gitan, que l'on n'a pas voulu voler ?
À l'école, je ne sais pas ce qui était le plus pénible : les cours, ou la récréation, avec les enfants qui criaient et qui couraient dans tous les sens.
Moi qui était si misogyne, je ne fais que des filles. Dieu m'a donné une bonne leçon que je méritais et il m'a fait un grand cadeau que je ne méritais pas.
En Espagne, les tigres de mon cousin Roland s'étaient échapés. On les retrouve tous, sauf un. Après quinze jours de recherche, on le retrouve dans une ferme à l'écart, tenue par une vieille femme. Quand on lui a demandé si elle n'avait pas eu peur du tigre, elle n'a rien compris. Elle trouvait qu'il mangeait beaucoup de poules et qu'il était bien gros, mais elle voulait le garder. Jamais, disait-elle, elle n'avait vu un chat aussi beau.
Mon cousin Roland allait chez le dentiste avec une corde, il lui disait : "Monsieur, ou vous m'attachez, ou vous prenez le risque d'être battu."
Un travesti à côté du cirque, il est jeune et beau, on dirait une fille. On finit par sympathiser, je lui demande un jour ce qu'il faisait avant. "Avant, me dit-il, j'étais berger dans les Pyrénées." Quelle tristesse.
Liana, trois ans. toujours à chanter et à danser. C'est sympathique mais je n'en peux plus.
Délia :
"Qu'est-ce qu'elle est gentille ma fille : on dirait une petite vieille."
Je donne une interview pour la télévision française. Le journaliste commence très fort : " Vous les Gitans, vous êtes des voleurs." Je lui demande s'il est français. Il me dit que oui. Je lui dis : "Vous les Français, vous avez volé la moitié de l'Afrique. Curieusement, on ne dit jamais que vous êtes des voleurs."
Gilbert Houcke : "un homme, c'est beaucoup plus féroce qu'un tigre. Un tigre, tu lui donnes quinze kilos de viande et il est repu, un homme, tu le couvres d'or et il en veut encore."
Genet : "En tout cas, il y en a un qui serait bien embêté si le Christ revenait." Moi : "Qui ça ?" - "Le Pape."
J'aurais donné beaucoup pour écrire : "Je suis de la race qui chantait dans les supplices."
On s'était arrêté avec les caravanes près d'une rivière. Mon père s'est baigné avec son pantalon et sa chemise. Je l'ai regardé d'un air amusé. Quelques années plus tard, j'étais au bord de la mer. J'ai fait la même chose : ça m'a paru évident.
Si je dois être avec des imbéciles, hommes ou femmes, je choisis les femmes : c'est moins lourd.
La phrase qui m'a le plus impressionné : "Tout ce qui n'est pas donné est perdu."
Mon père, ce colosse, le revoir à travers ma fille de trois ans... Comment ne pas être touché ?
La neige, le vent, les étoiles : pour certains ce n'est pas assez.
Un peuple de promeneurs, Le temps qu'il fait, 2000
Érik SABLÉ
La sagesse des oiseaux
LE MARTINET
Le martinet est l'oiseau absolu. Il est capable
de se nourrir, de dormir et de copuler en volant.
Il doit tout de même se poser pour la nidification car il est encore incapable de faire son nid
dans les nuages.
MIGRATION DES HÉRONS
Tous les hérons cendrés (Ardea Cinerea)
d'Europe occidentale migrent, sauf ceux de
l'Angleterre qui ne participent pas au voyage et
demeurent sur place.
Pourquoi?
Pourquoi se trouvent-ils si bien en Angleterre ?
Parce qu'ils sont sur une île ? Parce qu'ils
comprennent la langue ? se sentent aimés ?
Peut-être sont-ils à l'image des Anglais, un
peu en marge. C'est leur façon de conduire à
gauche...
OISEAUX FABULEUX
L'oiseau Rock est décrit par Marco Polo, les
Mille et Une Nuits et certaines légendes russes.
il est si vaste qu'il obscurcit le ciellorsqu 'il passe.
Le Simorg des poètes soufis vit sur la montagne
de Kâf et ses plumes guérissent les blessures. Les
oiseaux de la déesse celtique Rhianon réveillent
les morts et font mourir les vivants avec leurs
chants. Autant de manières par lesquelles les
«anciens» rêvaient l'oiseau, pensons-nous.
Mais pour René Guénon (peut-être le seul
auteur réellement anticolonialiste de l'entre-
deux-guerres), les «anciens» avaient connaissance d'un univers plus subtil et ces êtres fabuleux appartiendraient à ce monde invisible
pour nous. Pour lui, les récits de ces voyageurs
du passé seraient aussi « objectifs » que les
nôtres.
Peut-être qu'une société voit ce qu'elle croit ?
Peut-être qu'iln'ya pas d'univers objectif et que
nous percevons une croyance collective ?
Si une société croit aux oiseaux Rocks, au
Simorg, aux lutins, aux elfes, elle verra des
oiseaux Rocks, des Simorgs, des lutins, des elfes,
etc. Si une société croit à un univers-objet, les
individus qui la composent verront un univers-objet. Aucune vision n'est plus réelle, plus juste
que l'autre. Simplement, l'incroyable arrogance
de la civilisation occidentale lui fait croire qu'elle
détient l'unique vérité, comme les missionnaires
chrétiens étaient persuadés de détenir la seule
religion véritable face à la barbarie généralisée...
SAINTS VOLANTS
Parfois des hommes ou des femmes volent
non seulement avec leur âme (ce que Marie-Madeleine Davy appelle le vol imaginal) mais
avec leur corps.
C'est le cas de Joseph de Copertino, le moine
volant. Blaise Cendrars voulait en faire le
nouveau patron de l'aviation. Il raconte son
histoire entremêlée avec ses propres aventures
dans le Lotissement du ciel.
De son vrai nom Joseph Desa, il naquit à
Copertino en 1603 dans une famille très
pauvre. Son père était cordonnier. Malgré ses
états d'absence qui le faisaient passer pour
idiot, il fut ordonné prêtre en 1628 à 25 ans.
C'est alors qu'il se mit à s'élever du sol régulièrement.
Les Acta Sanctorum mentionnent plus de
70 cas de lévitations prouvées par des témoins
oculaires dignes de foi, dont le pape Urbain VIII
et son légat.
Mais ces vols étaient suspects. Joseph fut
convoqué par le Tribunal de l'Inquisition de
Naples et soupçonné de magie. Arrivé dans la
salle d'audience, il se colla au plafond et fut de
ce fait accusé, non pas de sorcellerie, mais d'orgueil et envoyé par mesure disciplinaire dans un
monastère isolé.
Il n'en continua pas moins ses exploits. En
fait, un simple chant religieux, la vision d'une
feuille de cerisier ou même d'un brin d'herbe
amenaient un état de ravissement et comme
conséquence la faculté de se soulever du sol... Un
jour, il avait suffi qu'un prêtre, le père Don
Antonio Chiarello,lui dise « quel beau ciel Dieu
a fait, frère Joseph » pour qu'il monte en extase
se percher sur une branche d'olivier. Une fois
revenu à lui, il fallut une échelle pour le faire
redescendre.
Mais le brave Joseph de Cupertino (l'ahuri
volant comme le nommait Blaise Cendrars),
n'est pas le seul à se livrer à de telles « acrobaties
aériennes ». Olivier Leroy, le grand spécialiste
du sujet, a répertorié 93 femmes et 112 hommes
admis par l'Église après des enquêtes minutieuses, depuis saint François d'Alcantara qui
avait l'habitude de planer dans le jardin du
couvent, saint François d'Assise surpris bien des
fois par son disciple et ami Frère Léon voguant
en extase à la hauteur des plus hautes branches
des arbres dans les Monts Alvemes jusqu'à saint
Jean de la Croix et sainte Thérèse d'Avila qui
entraient en extase et en lévitation lorsqu'ils se
rencontraient. Les humains-oiseaux ne manquent pas.
Le vol est souvent accompagné d'une intense
sensation de chaleur, parfois de phénomènes
lumineux. Il est toujours lié à un état de profond
ravissement, de perte des sens...
Évidemment, le phénomène n'est pas propre
au christianisme. Dans un hymne védique
traduit par Louis Renou il est dit que l' ascète
«vole à travers l'espace aérien» suivant la
«fougue du vent». En Chine, les immortels
taoïstes chevauchent les nuages et Hoang Ti le
souverain jaune à l'origine de l'Alchimie fut
enlevé au ciel par un dragon barbu.
Quant au chaman de Sibérie, si son costume
comporte souvent des plumes, c'est qu'il vole
«en écartant les bras comme l'oiseau ses ailes».
Ce vol magique lui permet de visiter la lune et de
faire le tour de la terre... Mais avec les chamans
nous retrouvons sans doute le «vol imaginal»...
La sagesse des oiseaux
Zulma, 32380 Cadeilhan, 2001
GUILLEVIC
Du domaine
Le rôle de sentinelle
Est confié aux arbres.
Si c'est pour demander
Pourquoi le silence,
Vous n'êtes pas d'ici.
Le dehors
Doit exister.
Dans le domaine,
Les buisssons
Ne se plaignent pas.
L'eau
Dans l'étang
Est occupée
À garder le temps.
Des haies.
Que fait un regard
Que rien n'arrête ?
Rien ne caracole
Dans le domaine,
Sauf peut-être
Au plus grenu des pierres.
La lune,
Soit !
Qu'elle apparaisse
Pour être éconduite.
Ah oui ! Le vent
Des roses
qui ne pensent pas
À être des roses.
Autour du domaine,
Le vent se cherche
Des porte-parole.
On ne se couche
Que pour s'avouer son corps.
Quand le vent se nie,
Alors c'est le vent.
Il y a des feuilles auxquelles
Il n'est pas question de parler.
Les massifs d'orties
Servent de cicatrices.
Pitié pour les bêtes
Qui n'ont pas de nuit.
Il y a des silences
Gros de silence.
Ils s'écoutent.
Les horizons
Surveillent les arbres.
Dans le domaine
Que je régis,
J'enquête.
Dans le domaine
On ne sait pas toujours
Où est la surface.
Le domaine
Est peut-être un rêve
Qui a trouvé
Son territoire.
Descendre dans l'étang
N'apprendra rien de plus
Probablement
Sur le domaine.
La branche -
Infatigable.
Les toits
Ne savent pas toujours
Ce qu'ils ont à faire.
Le ciel
N'est pas toujours chez lui.
On ne sait jamais
Ce que fera la branche,
la prochaine fois.
On t'accompagnera
Si tu trouves ta route.
L'eau de l'étang
Jamais surprise
En flagrant délit.
Du silence
Qui s'en prend
Il ne sait à quoi.
Il faut parfois
Beaucoup de lointain
Pour aller de la chambre
Jusqu'à l'étang.
Pendant tout ce temps,
L'eau
Ne pense qu'à soi.
Ce n'est rien.
C'est l'étang
Qui, cette fois,
Dort pour de bon.
L'oeil
Dans la tourterelle.
L'eau
Dans l'étang
Qui de nous
A pu
S'affranchir de l'absence ?
À force de croire
À sa propre joie,
La voici
Qui a le dessus.
La grande lumière aussi
Fait tâtonner.
Et ces pigeons
Qui revenaient
Nous étaler
Leurs mouvements
Trop réussis.
Vient un moment
Où le chêne lui-même
Pense à la durée.
S'il n'y avaient pas les ramiers,
Les rochers
Seraient plus fermés.
Pas pour toujours,
Dit la pluie.
Il y a des feuilles
Plus taciturnes.
Donnez vos preuves,
dit l'étang.
La ronce
N'est pas le pire
Tant de mains
qui hors du travail
Ne savent pas quoi.
Qui de nous
Ne braconne pas ?
Aux confins du domaine,
tous les regards
sans yeux.
L'eau
Sur le point de dire
Comme tout le monde :
Qu'est-ce qu'on me veut ?
La mousse,
Etonnée,
Autant qu'un chevreuil.
"Loin,
Loin,
Loin"
Criaient
Les corbeaux
.
Dans le buisson,
Des yeux
De chevreuils ou de papillon.
Ces moments
Où rien n'est intercepté.
Toujours le vent
Trouve à redire,
À lui-même
Surtout.
Le froid -
À lui-même
Incompréhensible.
Là-haut
L'épervier dit :
C'est maintenant,
L'éternité.
Si l'on entendait
Le travail des radicelles,
Qui s'endormirait ?
On n'en finit pas
De s'habituer.
C'est avec du noir
Que les lampes fabriquent
Ces lumières qui grincent.
Quelque chose
A palpé l'air
dans le sous-bois.
Le lierre
Est, comme toi,
De la préhistoire.
Avoue toujours.
Plus tu en diras,
Plus tu en garderas.
Dormir, dormir,
Disaient les toits.
Mais quelque chose
Les reclamait.
Chaque arbre
A sa façon
D'appâter le soleil.
Il allait seul
Dans les allées,
Abandonné
Par son enfance.
Le noisetier
A dû dormir.
Il te regarde et cherche
À se rappeler.
La tourterelle
N'aura pas pitié.
De tous ceux du domaine
C'est encore toi
Qui mendies le plus.
Comme les lichens
Avoir soin du temps.
Le ver de terre aussi
T'a donné quelque chose.
Nous n'espionnons pas
Se murmurent les nuages.
Toutes ces ronces
Privées d'ennemis.
L'horizon
Ne cille jamais.
Nos veilles commencent
Au petit matin.
L'eau
Dans la terre
Est indulgente.
À la surface
Il lui en reste quelque chose.
La grenouille
Se souvient
Qu'elle doit chanter.
Ne comptez pas
Les soleils couchants.
Il y en aura.
Gallimard, 1967