Page d'accueil : Ils ont huilé la grille...


(...)

Il a, quoi qu'elle en eût, échappé à la musique, puis aux études de pharmacie, puis successivement à tout, - à tout ce qui n'est pas son passé de sylphe. A mes yeux, il n'a pas changé : c'est un sylphe de soixante-trois ans. Comme un sylphe, il n'est attaché qu'au lieu natal ; à quelque champignon tutélaire, à une feuille recroquevillée en manière de toit. On sait que les sylphes vivent de peu, et méprisent les grossiers vêtements des hommes : le mien erre parfois sans cravate, et long-chevelu. De dos, il figure assez bien un pardessus vide, ensorcelé et vagabond.
Sa modeste besogne de scribe, il l'a élue entre toutes, pour ce qu'elle retient, assise, à une table, sa seule et fallacieuse apparence d'homme. Tout le reste de lui, libre, chante, entend des orchestres, compose, et revole à la rencontre du petit garçon de six ans qui ouvrait toutes les montres, hantait les horloges municipales, collectionnait les épitaphes, foulait sans fatigue les mousses élastiques et jouait du piano de naissance... Il le retrouve aisément, revêt le petit corps agile et léger qu'il n'a jamais quitté longtemps, et il parcourt un domaine mental où tout est à la guise et à la mesure d'un enfant qui dure victorieusement depuis soixante années.
Il n'est pas - quel dommage!... - d'enfant invulnérable. Celui-ci, pour vouloir confronter son rêve exact avec une réalité infidèle, m'en revient déchiré, parfois...
Certain crépuscule ruisselant, à grandes draperies d'eau et d'ombre sous chaque arcade du Palais-Royal, me l'amena. Je ne l'avais pas vu depuis des mois. Il s'assit, mouillé, à mon feu, prit distraitement sa singulière subsistance - des bonbons fondants, des gâteaux très sucrés, du sirop - ouvrit ma montre, puis mon réveil, les écouta longuement, et ne dit rien.
Je ne regardais qu'à la dérobée, dans sa longue figure, sa moustache quasi blanche, l'rœil bleu de mon père, le nez, grossi, de " Sido " - traits survivants, assemblés par des plans d'os, des muscles inconnus et sans origine lisible... Une longue figure douce, éclairée par le feu, douce et désemparée... Mais les us et coutumes de l'enfance, - réserve, discrétion, liberté, - sont encore si vigoureux entre nous que je ne posai à mon frère aucune question.
Quand il eut assez séché les ailes tristes, alourdies de pluie, qu'il appelle son manteau, il fuma, l'œil cligné, et frotta ses mains sèches, rouges d'ignorer en toute saison l'eau chaude et les gants, et parla.
- Dis donc ?
- Oui...
- J'ai été là-bas, tu sais ?
- Non ? Quand ça ?
- J'en arrive.
- Ah !... dis-je avec admiration. Tu es allé à Saint-Sauveur ? Comment ?
Il me fit un petit œil fat.
- C'est Charles Faroux qui m'a emmené en auto.
- Mon vieux !... C'est joli, en cette saison ?
- Pas mal, dit-il brièvement.
Il enfla les narines, redevint sombre et se tut. Je me remis à écrire.
- Dis donc ?
- Oui...
- Là-bas, j'ai été aux Roches, tu sais ?
Un chemin montueux de sable jaune se dressa dans ma mémoire comme un serpent le long d'une vitre...
- Oh!... comment est-ce ? Et le bois, en haut ? Et le petit pavillon ? Les digitales... les bruyères...
Mon frère siffla.
- Fini. Coupé. Plus rien. Rasé. On voit la terre. On voit...
Il faucha l'air du tranchant de la main, et rit des épaules, en regardant le feu. Je respectai ce rire, et ne l'imitai pas. Mais le vieux sylphe, frémissant et lésé, ne pouvait plus se taire. Il profita du clair-obscur, du feu rougeoyant.
- Ce n'est pas tout, chuchota-t-il. Je suis allé aussi à la Cour du Pâté...
Nom naïf d'une chaude terrasse, au flanc du château ruiné, arceaux de rosiers maigris par l'âge, ombre, odeur de lierre fleuri versées par la tour sarrazine, battants revêches et rougeâtres de la grille qui ferme la Cour du Pâté, accourez...
- Et alors, vieux, et alors ?
Mon frère se ramassa sur lui-même.
- Une minute, commanda-t-il. Commençons par le commencement. J'arrive au château. Il est toujours asile de vieillards, puisque Victor Gandrille l'a voulu. Bon. Je n'ai rien à objecter. J'entre dans le parc, par l'entrée du bas, celle qui est près de Mme Billette...
- Comment, Mme Billette ? Mais elle doit être morte depuis quarante ans au moins !
- Peut-être, dit mon frère avec insouciance. Oui... C'est donc ça qu'on m'a dit un autre nom... un nom impossible... S'ils croient que je vais retenir des noms que je ne connais pasl!... Enfin j'entre par l'entrée du bas, je monte l'allée des tilleuls... Tiens, les chiens n'ont pas aboyé quand j'ai poussé la porte... fit-il avec irritation.
- Ecoute, vieux, ça ne pourrait pas être les mêmes chiens... Songe donc...
- Bon, bon... Détail sans importance... Je te passe sous silence les pommes de terre qu'ils ont plantées à la place des cœurs-de-jeannette et des pavots... Je passe même, poursuivit-il d'une voix intolérante, sur les fils de fer des pelouses, un quadrillage de fils de fer... on se demande ce qu'on voit... il paraît que c'est pour les vaches... Les vaches!...
Il berça un de ses genoux entre ses deux mains nouées, et sifflota d'un air artiste qui lui allait comme un chapeau haut de forme.
- C'est tout, vieux ?
- Minute! répéta-t-il férocement. Je monte donc vers le canal, - si j'ose, dit-il avec une recherche incisive, appeler canal cette mare infecte, cette soupe de moustiques et de bouse... Passons. Je m'en vais donc à la Cour du Pâté, et...
- Et ?...
Il tourna vers moi, sans me voir, un sourire vindicatif.
- J'avoue que je n'ai d'abord pas aimé particulièrement qu'ils fassent de la première cour, - devant la grille, derrière les écuries aux chevaux - une espèce de préau à sécher la lessive... Oui, j'avoue!... Mais je n'y ai pas trop fait attention, parce que j'attendais le " moment de la grille ".
- Quel moment de la grille?
Il claqua des doigts, impatienté.
- Voyons... Tu vois le loquet de la grille?
Comme si j'allais le saisir, - de fer noir, poli et fondu - je le vis en effet...
- Bon. Depuis toujours, quand on le tourne comme ça, - il mimait - et qu'on laisse aller la grille, alors elle s'ouvre par son propre poids, et en tournant elle dit...
- " I-î-îan... " chantâmes-nous d'une seule voix, sur quatre notes.
- Oui, dit mon frère en faisant danser fébrilement son genou gauche. J'ai tourné... J'ai laissé aller la grille... J'ai écouté... Tu sais ce qu'ils ont fait?
- Non...
- Ils ont huilé la grille, dit-il froidement.
Il partit presque aussitôt. Il n'avait pas autre chose à me dire. Il recroisa les membranes humides de son grand vêtement, et s'en alla, dépossédé de quatre notes, son oreille musicienne tendue en vain, désormais, vers la plus délicate offrande, composée par un huis ancien, un grain de sable, une trace de rouille, et dédiée au seul enfant sauvage qui en fût digne.

Sido, 1901


Créé 28/11/03
Noosphère 2, 2003
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