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Prière bohémienne, Félix LECLERC
À tous les bohémiens, les bohémiennes de ma rue
Qui sont pas musiciens, ni comédiens, ni clowns
Ni danseurs, ni chanteurs, ni voyageurs, ni rien
Qui vont chaque matin, bravement, proprement
Dans leur petit manteau sous leur petit chapeau
Gagner en employés le pain quotidien
Qui sourient aux voisins sans en avoir envie
Qui ont pris le parti d'espérer
Sans jamais voir de l'or dans l'aube ou dans leur poche
Les braves Bohémiens, sans roulotte, ni chien
Silencieux fonctionnaires aux yeux fatigués
J'apporte les hommages émus
Les espoirs des villes inconnues
L'entrée au paradis perdu
Par des continents jamais vus
Ce sont eux qui sont les plus forts
Qui emportent tout dans la mort
Devant ces bohémiens, ces bohémiennes de ma rue
Qui n'ont plus que la nuit pour partir
Sur les navires bleus de leur jeunesse enfuie
Glorieux oubliés, talents abandonnés
Comme des sacs tombés au bord des grands chemins
Qui se lèvent le main cruellement heureux
D'avoir à traverser des journées
Ensoleillées, usées, où rien n'arrivera que d'autres embarras
Que d'autres déceptions tout au long des saisons
J'ai le chapeau bas à la main
Devant mes frères bohémiens
Mourid AL-BARGHOUTI
Vague
Tu reviens du travail de la journée
épuisée corps et âme, comme moi
Nous pestons contre le monde pendant le répit du casse-croûte
puis les occupations reprennent, la leçon du petit
la coupure d'eau, la disparition du livre
que nous lisons à tour de rôle
la préparation du dîner
les problèmes d'un voisin stupide
les félicitations à présenter à l'ami remuant
qui vient d'être blanchi par la justice
Nous volons les neuf dixièmes de notre baiser entre
la vaisselle, le thé à préparer pour l'hôte du soir
Et à la mi-nuit
nos corps sont écrasés de fatigue
Tu me dis: « Bonne nuit, mon ami »
et je bafouille
« Mille bonnes nuits »
Nous éteignons la lampe
obéissant à l'ordre du sommeil désiré
puis
la vague nous soulève au-dessus de toute notre journée
elle éparpille nos habits aux quatre coins
et jette nos corps dans le remous des étreintes
La poésie palestinienne contemporaine, choix des textes et traduction de Abdellatif LAÂBI, Le temps des cerises et la Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 2002
GUILLEVIC On ne se couche...
On ne se couche
Que pour s'avouer son corps.
Du domaine, Gallimard, 1977
D'autres extraits en page Court
Agi MISHEOL
Au super
1.
Je roule un caddie dans les allées du super comme la mère
des deux choux-fleurs naviguant au gré de la liste-poème des commissions
qui m'est venue ce matin au moment du café.
Les pancartes des promotions à l'attention des clients intéressés par
la haie des ingrédients sur les paquets et Ricard Clayderman
poussent vers les poulets surgelés. Moi aussi
dont la vie n'est faite que de vie, longeant la courbe des Bonzo
je me dirige vers monsieur Finkler qui me susurre que seul le corps
s'effrite mais que l'âme est éternelle elle est jeune
croyez-moi. Je le crois. Mais je me tourne vers Jonathan
et Alexandre
Allez, mes frères, à la rescousse du coriandre
Allez, allez, mes frères
je suis la poétesse du supermarché
je chanterai le crépitement des cornflakes
et l'inflexion des concombres rebelles
jusqu'à ce que la caisse-enregistreuse me tende
une version définitive et imprimée
de mon poème.
2.
Déambulant de par le super dans mon essence de ménagère,
brusquement tu te moques de moi Agi Bagi
près des cornichons
et ensuite tu complotes
(Oh !)
tu me pinces les feses devant le rayon traiteur
tandis que ta femme hésite
entre les produits laitiers
te cherche
pour que tu tranches :
cinq pour-cent ? neuf pour-cent ?
3.
(Au rayon lingerie féminine
j'ai entendu quelqu'un dire : moi
j'ai de belles jambes
mais mes seins
sont au bout du rouleau
chez moi a dit une autre
c'est justement les seins
qui ont de l'allure
alors que mes jambes
sont au bout du rouleau)
4.
Je t'ai enlacé
et toi, tu enlaçais une pastèque
je t'ai aimé et tu ne savais
que faire
de la pastèque
car tes mains qui voulaient
m'enlacer
ne pouvaient pas
la lâcher
et d'un autre côté
que pouvais-tu
dire attends
laisse-moi poser
la pastèque ?
Traduit de l'hébreu par Emmanuel MOSES
In Europe n° 834, octobre 1998, Ecrivains d'Israël la nouvelle génération
Gilles Baudry
A l'inaccoutumée
De quoi le temps te change-t-il ?
Enfant, tu restais muet devant
le canevas d'une araignée
la neige clandestine venue de nuit
à pas de loup, de feuilles mortes
Aujourd'hui
en tête à tête avec ta fenêtre
tu écris
des mots dont tu fais
provision de clarté
Ton coeur ne cesse de battre semelle
au seuil de chaque jour
La rosée te prête ses yeux
pour lire dans le ciel sans ride
et dans les mains loyales de la terre
ce qu'a d'inouï
Cette humble vie.
Invisible ordinaire, Rougerie, 1995
Gilles BAUDRY
Un jour
on te demandera raison
de ton émerveillement d'enfant désarmé
tu répondras :
J'ai perdu pieds dans la louange
je suis un chant
dans la bouche du fleuve
et quand m'étreint la joie
entre ses hanches riveraines
je m'en reviens
au lieu de ma naissance.
Invisible ordinaire, Rougerie, 1995
Guillaume APOLLINAIRE
Zone
A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes
Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant
Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Eglise
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C'est le beau lys que tous nous cultivons
C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent
C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières
C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité
C'est l'étoile à six branches
C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur
Pupille Christ de l'oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu'il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s'il sait voler qu'on l'appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l'hostie
L'avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles
A tire-d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D'Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L'oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d'Adam la première tête
L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri
Et d'Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n'ont qu'une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu'escortent l'oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C'est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près
Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté
Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre
Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses
L'amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
C'est toujours près de toi cette image qui passe
Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le coeur de la rose
Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du japon
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda
Tu es à Paris chez le juge d'instruction
Comme un criminel on te met en état d'arrestation
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
Tu es la nuit dans un grand restaurant
Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey
Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées
J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche
Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé
J'intercalle ce poème d'Henry BAUCHAU entre Zone et Vendémiaire. Le ton est parfois proche. Des thèmes se retrouvent.
Henry BAUCHAU
La pensée végétale
Tu vas à Vincennes ce matin. Paré de millions de voitures, Paris est la reine de Saba dans son archipel dévasté.
Les maisons rongées par la pluie sont les chariots des émigrants dans la caravane vers l'Ouest.
L'université est toute neuve, elle est aussi moderne qu'un cimetière d'autos.
Tu la vois vaciller comme un bison blessé, elle est dévorée d'inscriptions.
Elle n'est pas née mais jetée là, l'amour ne l'a pas mise au monde.
Il faut que le vrai apparaisse par la transfiguration du sordide.
Tu aimes l'ordre comme tu aimes ta colonne vertébrale.
Nos colonnes sont déviées, leurs temples sont forcés par le marteau-pilon.
Préférer l'ordre au désordre, c'est la négation de l'esprit.
Il n'y a rien à préférer, il n'y a rien à désirer que le plus grand désir.
Sylvain parle avec des reprises et des arrêts où tu le vois douter, où tu le vois trouvé.
La sonate de Vinteuil ne cachait pas ses trous ni ses obscurités.
C'est par ses vides et ses hésitations que sa pensée devient matière.
Tu regardes la pluie tomber sur les oppresseurs et sur les opprimés. Tu regardes ses mains qui sont des pensés muculaires. Tu ne regardes rien
Et tu entends un rire très gai, celui qui rit de l'impatience, lorsque la foule s'abandonne car elle n'est plus abandonnée.
J'éspère en écoutant ce rire, j'éspère en regardant ce qui se passe en moi.
L'esprit délivré du pouvoir ne veut plus dominer, l'esprit ne veut plus délirer.
Mao a fait confiance aux abres, car dans l'oeuvre du monde
La Chine, peut-être, est l'espérance végétal.
Quelqu'un m'a pris en stop avec deux étudiantes, les falaise et les accidents du béton s'élèvent au milieu des amers de ferraille.
La fatigue de vivre en attendant la mort regarde ses organes et son corps dispersés.
La Chine intérieure, Actes Sud, 2003
(édition originale, Seghers, 1974)
Guillaume APOLLINAIRE Vendémiaire
Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi
Je vivais à l'époque où finissaient les rois
Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes
Et trois fois courageux devenaient trismégistes
Que Paris était beau à la fin de septembre
Chaque nuit devenait une vigne où les pampres
Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut
Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux
De ma gloire attendaient la vendange de l'aube
Un soir passant le long des quais déserts et sombres
En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
Qui chantait gravement se taisant quelquefois
Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine
La plainte d'autres voix limpides et lointaines
Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris
Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris
J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde
Venez toutes couler dans ma gorge profonde
Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris
Vendangeait le raisin le plus doux de la terre
Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent
Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes
Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants
Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil
Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille
Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles
Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas
Et d'amont en aval nos pensées ô rivières
Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées
Aux doigts allongés nos mains les clochers
Et nous t'apportons aussi cette souple raison
Que le mystère clôt comme une porte la maison
Ce mystère courtois de la galanterie
Ce mystère fatal fatal d'une autre vie
Double raison qui est au-delà de la beauté
Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient
Double raison de la Bretagne où lame à lame
L'océan châtre peu à peu l'ancien continent
Et les villes du Nord répondirent gaiement
O Paris nous voici boissons vivantes
Les viriles cités où dégoisent et chantent
Les métalliques saints de nos saintes usines
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
Comme fit autrefois l'Ixion mécanique
Et nos mains innombrables
Usines manufactures fabriques mains
Où les ouvriers nus semblables à nos doigts
Fabriquent du réel à tant par heure
Nous te donnons tout cela
Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières
Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières
Désaltère-toi Paris avec les divines paroles
Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent
Toujours le même culte de sa mort renaissant
Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang
Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur
Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir
Et des grappes de têtes à d'ivres oiseaux s'offrir
Les villes du Midi répondirent alors
Noble Paris seule raison qui vis encore
Qui fixes notre humeur selon ta destinée
Et toi qui te retires Méditerranée
Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties
Ces très hautes amours et leur danse orpheline
Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes
Et un râle infini qui venait de Sicile
Signifiait en battement d'ailes ces paroles
Les raisins de nos vignes on les a vendangés
Et ces grappes de morts dont les grains allongés
Ont la saveur du sang de la terre et du sel
Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel
Obscurci de nuées faméliques
Que caresse Ixion le créateur oblique
Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique
O raisins Et ces yeux ternes et en famille
L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent
Mais où est le regard lumineux des sirènes
Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là
Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla
Où chantaient les trois voix suaves et sereines
Le détroit tout à coup avait changé de face
Visages de la chair de l'onde de tout
Ce que l'on peut imaginer
Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées
Il souriait jeune nageur entre les rives
Et les noyés flottant sur son onde nouvelle
Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives
Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil
A leurs pâles époux couchés sur les terrasses
Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil
Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres
Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts
Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver
Et j'entendis soudain ta voix impérieuse
O Rome
Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées
Et le ciel où l'amour guide les destinées
Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix
Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican
Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a
La saveur du sang pur de celui qui connaît
Une autre liberté végétale dont tu
Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu
Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles
Les hiérarques la foulent sous leurs sandales
O splendeur démocratique qui pâlit
Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes
La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe
Une foule de rois ennemis et cruels
Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle
Sortiront de la terre et viendront dans les airs
Pour boire de mon vin par deux fois millénaire
La Moselle et le Rhin se joignent en silence
C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence
Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil
Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles
Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière
Qui joignait la limpidité de ces rivières
O Paris le vin de ton pays est meilleur que celui
Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord
Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible
Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir
Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe
Parce que tu es beau et que seul tu es noble
Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir
Et tous mes vignerons dans ces belles maisons
Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux
Dans ces belles maisons nettement blanches et noires
Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire
Mais nous liquides mains jointes pour la prière
Nous menons vers le sel les eaux aventurières
Et la ville entre nous comme entre des ciseaux
Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux
Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance
Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence
Les villes répondaient maintenant par centaines
Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines
Et Trèves la ville ancienne
A leur voix mêlait la sienne
L'univers tout entier concentré dans ce vin
Qui contenait les mers les animaux les plantes
Les cités les destins et les astres qui chantent
Les hommes à genoux sur la rive du ciel
Et le docile fer notre bon compagnon
Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même
Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front
L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante
Tous les noms six par six les nombres un à un
Des kilos de papier tordus comme des flammes
Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements
Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment
Des armées rangées en bataille
Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres
Au bord des yeux de celle que j'aime tant
Les fleurs qui s'écrient hors de bouches
Et tout ce que je ne sais pas dire
Tout ce que je ne connaîtrai jamais
Tout cela tout cela changé en ce vin pur
Dont Paris avait soif
Me fut alors présenté
Actions belles journées sommeils terribles
Végétation Accouplements musiques éternelles
Mouvements Adorations douleur divine
Mondes qui vous rassemblez et qui nous ressemblez
Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré
Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres
Ecoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s'il me plaît l'univers
Ecoutez mes chants d'universelle ivrognerie
Et la nuit de septembre s'achevait lentement
Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine
Ce deuxième poème de BAUCHAU a des échos d'APOLLINAIRE mais aussi de Blaise CENDRARS
Henry BAUCHAU
L'Île Saint-Louis
Tu es dans le train qui vient de Milan, il est plein d'Italiens qui sont gais et qui parlent d'eux-mêmes.
Par la fenêtre on voit couler un pays blanc et tu lis des hebdomadaires.
Tu as peut-être en toi des cellules qui savent mais tu n'entends que par intermittence.
Tu tressailles au fracas lumineux d'un rapide, comme toi il est rempli de pensée qui s'ignorent.
Tu traverses des ponts, des villes, des tunnels. Interminables, à la fin des lectures, les rues en gris s'écaillent où le peuple est parqué.
À Paris, tu vécus bousculé par les songes. Les rues et les palais de verre étaient de sel, au temps de la névrose errante et de l'amour.
Tu es dans la gare de Lyon. Comme les Indiens le long des troupeaux de bisons, as-tu passé ta vie à marcher dans les gares, sous les yeux des locomotives ?
La foule entre dans tes poumons. Sous le grand ciel humide, celle qui est Marie et Claire est devant toi.
Vous retrouvez le refuge de l'île, ce soir est à l'abri du temps
Tu téveilles au milieu de la nuit, tu entends le bruit de la pluie dans la cour.
Un jour de ski dans la forêt, la biche avec ses faons étaient sous le sapin,
Tu remontais le vent, elle a été surprise. Vos yeux se sont croisés un moment déchirant. La vraie patience est celle des chevreuils.
La Chine intérieure, Actes Sud, 2003
(édition originale, Seghers, 1974)
Gilles BAUDRY
Bonne nouvelle :
le soleil fait
du porte à porte.
Qui ouvre se sait à l'orée
d'un secret
une image suffit
à le mettre en chemin
il va d'un pas
de premier jour.
Invisible ordinaire, Rougerie, 1995
Farag AL-ARBI
La porte de la maison
Chaque jour
On ouvre et ferme la porte de la maison
Sans même réfléchir à l'emporter un jour
Lors d'une visite ou d'une promenade
Sans même réfléchir à la libérer de nos propre mains
Traduit de l'arabe (Libye) par Abdul Kader EL JANABI
In Poésie 1, la poésie arabe contemporaine, septembre 2001
Le cherche midi éditeur
Fadhil AL-AZZAWI EXPLOSIONS
Cette nuit comme chaque nuit
George Wetheril s'assoit derrière son télescope.
Il observe les étoiles qui s'entrechoquent
Puis s'abandonnent en poussière
Dans le labyrinthe des galaxies.
Cette nuit comme chaque nuit
Na
En cours de saisie...
Florent MARCHET
Tous pareils
On voudrait du soleil
Des boissons anisées
Nos voyages sont pareils
Et désorganisés
Ô tu sais
On voudrait des amis
Des journées de repos
On a tant d'ennemis
Dans les jeux vidéos
Ô tu sais
On est tous pareils
Pareils
À descendre la pente
Dans les surfaces de vente
On voudrait que l'inconnu
Ait un goût de déjà vu
Ô tu sais
On voudrait rester beau
Mais l'ennui nous abîme
On cherche de infos
Sur les salles de gym
Ô tu sais
On est tous pareils
Pareils
On s'est bien fait avoir
Nos maisons se confondent
On a du mal à croire
Qu'on est champion du monde
On rêve d'un capital
Et les congèles débordent
Et la fatigue s'installe
Comme un retour à l'ordre
On est tous pareils
Pareils
On est tous pareils
Pareils
Pareils
Albert CAMUS, Il faut imaginer Sisyphe heureux
La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942
Je cite ces deux phrases de Camus pour terminer cette rubrique sur la grandeur de notre quotidien. La dernière phrase est souvent servie seule, sans explication ni contexte, pour justifier la répétition des tâches quotidiennes.
Il n'y a aucune grandeur dans l'absurde. La conscience de l'absurde, c'est différent.
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